Rapport de la CIASE : l’Église face à sa propre vérité

 

La publication du rapport de la CIASE en 2021 a provoqué un électrochoc national en révélant l’ampleur des abus sexuels au sein de l’Église catholique. Derrière les chiffres accablants, une parole longtemps tue s’est enfin imposée dans l’espace public. Mais cette vérité bouleversante semble désormais contenue, absorbée, voire maîtrisée par l’institution elle-même. La catharsis promise risque-t-elle de se muer en apaisement factice, sans réelle transformation ?

Le 5 octobre 2021, la France découvre avec stupeur les conclusions du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (CIASE). Ce document, fruit de deux ans et demi d’enquête, établit une estimation terrifiante : 216 000 mineurs victimes d’agressions sexuelles commises par des prêtres, diacres, religieux ou religieuses entre 1950 et 2020. Et si l’on y ajoute les laïcs en mission d’Église (enseignants dans des établissements catholiques, catéchistes, animateurs de mouvements de jeunesse…), le total atteint environ 330 000 victimes mineures. Un chiffre vertigineux. Une déflagration.

Mais près de quatre ans plus tard, une question dérangeante s’impose : qu’a-t-on fait de cette vérité ? La CIASE a-t-elle marqué un tournant réel ou a-t-elle servi, malgré elle, de soupape à une institution en quête de régénérescence sans réelle réforme ?

 

Une parole arrachée, précieuse mais exposée

Pour beaucoup de victimes, le rapport CIASE fut une reconnaissance tardive, mais essentielle. L’âge moyen des victimes mineures est de 12,5 ans, et dans 80 % des cas, ce sont des garçons, contrairement aux tendances observées dans la société civile. Cette particularité tient à la structure même de l’institution catholique, comme l’a expliqué Jean-Marc Sauvé : « les prêtres étant davantage au contact des garçons, notamment dans le milieu scolaire ».

Le processus de recueil de la parole fut donc à la fois libérateur et éprouvant. Les témoignages ont afflué par milliers. Pourtant, une tension subsiste : la parole des victimes a souvent été accueillie dans un cadre dirigé par l’Église elle-même ou ses prolongements. Si l’on salue la démarche, on ne peut ignorer ce paradoxe : ce sont encore les victimes qui ont dû se rendre disponibles pour l’institution, exposer leurs blessures, et parfois affronter un système qui, longtemps, les avait ignorées ou fait taire.

 

Une vérité accablante… mais aussitôt contenue

Les conclusions du rapport sont sans appel. Entre 2 900 et 3 200 clercs et religieux sont identifiés comme ayant abusé de mineurs ou de majeurs vulnérables sur les 70 dernières années. Ils sont responsables de 65,4 % des agressions sexuelles recensées dans le cadre ecclésial. Les laïcs en mission pour l’Église en sont responsables pour 34,6 %, soit plus d’un tiers des abus.

 

Plus encore, les violences sexuelles commises dans l’Église sont qualifiées de « moins occasionnelles, plus durables » que celles observées ailleurs. Il ne s’agit donc pas de dérives individuelles isolées mais bien d’un système de prédation enraciné, protégé par l’omerta, le cléricalisme, et la verticalité des rapports de pouvoir.

Et pourtant, malgré l’ampleur de ce séisme, la réaction institutionnelle semble déjà se normaliser, se ritualiser : messes de pardon, cérémonies de réparation, comités de vigilance... autant de gestes symboliques qui, sans transformation systémique, peuvent prendre des allures d’écran de fumée. Le risque est grand que la reconnaissance de la faute devienne elle-même un mécanisme de préservation

.

L’Église, quatrième lieu de prévalence des violences sexuelles

Le rapport introduit une notion décisive : le taux de prévalence, soit le rapport entre le nombre de victimes et le nombre de personnes exposées à un milieu donné. Dans l’Église catholique, ce taux s’élève à 0,82 %, ce qui la place au quatrième rang des milieux les plus à risque, après la famille, les inconnus et les cercles amicaux et devant l’école, les colonies de vacances ou les associations sportives. C’est dire combien l’image protectrice de l’Église entre en collision avec sa réalité historique.

Certes, ce taux a baissé au fil des décennies, notamment depuis les années 1980, pour atteindre aujourd’hui environ 0,30 %. Mais cette baisse n’a pas effacé le problème : depuis 1990, le nombre de violences sexuelles recensées s’est maintenu, ce qui fait dire à Jean-Marc Sauvé : « il faut se départir de l’idée que les violences sexuelles dans l’Église catholique ont été complètement éradiquées. »

Et le pic d’abus, lui, reste effrayant : entre 1950 et 1970, 121 000 victimes, soit 56 % de l’ensemble. Puis 48 000 entre 1970 et 1990. Le mal a été structurel, durable, et n’a que lentement décru.

Alors, que reste-t-il de la sidération de 2021 ? D’une part, une société bouleversée, touchée dans son imaginaire collectif. D’autre part, une Église qui semble avoir repris le contrôle du récit. À travers des gestes d’écoute, des engagements partiels, des postures de contrition, elle semble parfois rejouer une forme de purification morale... sans se réformer en profondeur.

 

C’est ici que se joue la tension centrale : la CIASE a ouvert une brèche, mais la libération émotionnelle semble contenue, presque instrumentalisée. Le danger, désormais, n’est plus le déni frontal, mais la récupération subtile. La transformation structurelle, elle, tarde à venir. Les questions fondamentales… place des femmes, cléricalisme, contrôle externe, justice indépendante… sont encore largement esquivées.

 

Ne pas refermer la plaie trop vite

La CIASE a semé une vérité douloureuse. Mais elle n’aura de portée que si cette vérité devient une base pour une transformation authentique. Sans cela, la parole donnée ne sera qu’une étape de plus dans un long processus de gestion du scandale.

Il ne suffit pas d’avoir écouté. Il faut maintenant agir. Résister à l’oubli, refuser les réponses tièdes, soutenir les victimes, réclamer la justice, et surtout, maintenir la pression pour que l’Église ne referme pas, en douce, une plaie qu’elle a elle-même ouverte.