Galilée et cléricalisme
Entre la « Galilée » libre et subversive du Seigneur Jésus et la Jérusalem cléricale, une fracture originelle traverse l’histoire de l’Église catholique. Ce texte explore ce conflit fondateur entre l’élan évangélique et l’emprise institutionnelle.
Le contraste entre la « Galilée » de Jésus et la Jérusalem sacerdotale n’est pas qu’un simple arrière-plan historique des Évangiles. Il constitue une ligne de fracture théologique et symbolique majeure, dont les répliques continuent de traverser l’histoire de l’Église catholique. D’un côté, une parole vivante, libre, populaire, qui circule sur les chemins, les rivières et les lacs. De l’autre, une parole institutionnalisée, enfermée dans les murs du Temple, régie par les codes de la Loi et les hiérarchies sacrées.
La « Galilée », dans la tradition évangélique, n’est pas neutre. C’est le lieu du commencement, de la rupture, de l’appel. Le Seigneur Jésus y vit, y marche, y enseigne. Il ne monte à Jérusalem qu’à la fin de sa mission, pour y être confronté au rejet, au procès, à la mise à mort. Jérusalem devient alors, dans une lecture symbolique, le lieu du refus de la parole libératrice, le cœur du cléricalisme religieux. L’Évangile de Marc insiste sur cette polarité : plus le Seigneur s’approche de Jérusalem, plus les tensions montent. La figure du clergé sadducéen (proche des élites du Temple, collaborateur des pouvoirs politiques romains) y est dépeinte comme hostile, orgueilleuse… calculatrice. Elle incarne un système religieux préoccupé non de justice ou de compassion, mais de préservation du pouvoir et des privilèges. Le Seigneur Jésus, Galiléen itinérant, prophète sans temple ni trône, homme libre au cœur brûlant de compassion, frère des exclus et des humiliés, prêche au nom d’un Dieu de miséricorde… Père de tous les humains… sans frontière ni caste… résistant non violent aux puissances religieuses et impériales… porte-voix des sans-voix, accueillant les femmes, les pécheurs, les païens, dépouillé de tout pouvoir mais riche d’une parole qui libère, cheminant sur les routes poussiéreuses, non dans les palais, incarnant l’amour sans condition et la justice sans vengeance. Il ne fait pas partie des écoles rabbiniques, n’est pas reconnu par les autorités religieuses. Il enseigne avec autorité, mais sans mandat du Temple. Cette transgression structurelle déclenche de l’hostilité, voire de la haine :
« Pendant que Jésus circule dans le Temple, les grands prêtres, les scribes et les anciens viennent à lui et lui demandèrent : Par quelle autorité fais-tu cela ? » (Marc 11,28).
C’est une question qui, aujourd’hui encore, continue de hanter toutes celles et tous ceux qui prennent la parole en dehors des canaux institutionnels.
Après la mort et la résurrection de Jésus, les premières communautés chrétiennes, souvent issues de milieux pauvres et marginalisés, prolongent un temps cette logique « galiléenne » de fraternité, de partage des biens et d’égalité spirituelle. Cependant, avec le temps, la mémoire de la « Galilée » a été récupérée, domestiquée, absorbée dans des structures ecclésiales de plus en plus hiérarchiques… avec un pouvoir sacralisé… centralisé… cléricalisé… excluant à sa guise, qui s’est peu à peu éloigné de la radicalité évangélique. Le souffle libre et subversif du Nazaréen de Galilée a été enfermé dans des dogmes… des rites et des institutions qui ont souvent servi les puissants. La table ouverte est devenue autel réservé… la Parole vivante, un discours codifié… la fraternité a cédé la place à l’obéissance.
Ce retournement, ce glissement progressif, a transformé un mouvement populaire en religion d’État, puis en appareil de pouvoir, oubliant que le Royaume annoncé par Jésus n’avait rien d’un empire.
Dès le IVe siècle, avec la christianisation de l’Empire romain sous Constantin puis Théodose, l’Église abandonne progressivement sa forme de communauté itinérante et fraternelle pour se doter d’un appareil clérical centralisé, monarchique dans sa hiérarchie. Les évêques deviennent des figures de pouvoir politique ; les conciles fixent des dogmes et des exclusions. Le langage se durcit, l’unité devient synonyme d’obéissance. À ce moment-là, la « Galilée » cesse d’être une réalité spirituelle vivante et devient une référence contrôlée, neutralisée. La périphérie est mise au pas. Ceux qui s’en réclament encore… mystiques… réformateurs… femmes inspirées… laïcs engagés, sont souvent condamnés comme hérétiques ou relégués au silence.
Si les initiatives ne sont pas validées par les autorités… évêques ou élites laïques bien en place, elles sont aussitôt rejetées, étouffées sans débat, comme des germes trop libres pour les cadres rigides du pouvoir ecclésial. Le cléricalisme, tel que le dénoncent aujourd’hui de nombreux « Galiléens » fidèles, même des prêtres ou des survivants d’abus, n’est pas une simple déviance morale. C’est un système de domination religieuse, enraciné dans une conception du sacré qui sépare… exclut… hiérarchise. Il fait du prêtre un homme à part, supérieur par son ordination, détenteur d’un pouvoir spirituel non partageable.
Mais grâce à l’Esprit de Dieu, certains prêtres, religieux et religieuses sont sortis de cette logique de supériorité. Ils arpentent la Galilée pour marcher avec leurs frères et sœurs, brisent les barrières du sacré pour retrouver la simplicité évangélique, et refusent d’être les gestionnaires d’un culte figé. Ils écoutent… partagent… dénoncent les abus… présents au cœur des blessés pour mieux servir l’humanité du Seigneur Jésus. Ce sont des hommes debout, non pas au-dessus, mais au milieu du peuple… souvent incompris… parfois sanctionnés, mais fidèles à l’Évangile plus qu’à l’institution.
Ce système est en rupture frontale avec l’Évangile « galiléen », où le Seigneur refuse les titres (Matthieu 23,8-12), lave les pieds de ses disciples et proclame que le plus grand est celui qui sert. Le cléricalisme inverse ce mouvement : il transforme le service en fonction, l’humilité en privilège, la parole en contrôle.
Aujourd’hui encore, cette fracture entre la « Galilée » spirituelle et le cléricalisme structurel continue de produire blessures, exclusions et résistances. Les fidèles qui osent parler hors des cadres… abusés, survivants du silence, croyants critiques… sont trop souvent marginalisés. On leur oppose l’obéissance, la tradition, la prudence institutionnelle. Et pourtant, leur parole est souvent plus évangélique que bien des discours officiels.
La crise des abus sexuels dans l’Église, les luttes pour la reconnaissance des femmes, les appels à une synodalité réelle et non superficielle, tous ces mouvements peuvent être lus comme le retour de la « Galilée » dans une Église trop longtemps centrée sur Jérusalem.
La « Galilée » n’est pas un simple souvenir : elle est une promesse théologique, une critique radicale, une voie spirituelle. Elle nous rappelle que l’Évangile ne commence pas dans les palais ni dans les sacristies, mais sur les chemins poussiéreux, aux marges, parmi les pauvres et les blessés.
Reconnaître cette fracture historique entre Galilée et cléricalisme, c’est choisir de se tenir du côté du Seigneur Jésus, libre… fraternel… celui qui n’a pas eu peur de s’opposer au pouvoir religieux pour libérer les consciences.
Didier Antoine REY